Archive pour le 4.02.2008

Les Renoir à Tokyo

lundi 4 février 2008

Les Renoir à Tokyo

Tokyo sous la neige. Vue imprenable du 35è étage de mon hôtel. De là, on aperçoit le Mont Fuji enneigé. Les souvenirs me reviennent. Octobre 1984 : ma première visite au Japon. Reportage sur le tournage de Ran, d’Akira Kurosawa, invité par le producteur Serge Silberman. Nous nous étions rendus sur le Mont Fuji, où Kurosawa dirigeait ses scènes de bataille. Dans la nuit du 21 octobre, une amie me réveilla pour m’annoncer la mort de François Truffaut.

Cette fois, visite à l’occasion de l’inauguration de l’exposition Renoir/Renoir, que le musée d’Orsay a fait voyager jusqu’ici, avec le soutien de Nippon Television Network Corporation. L’exposition se tient au musée des Beaux-Arts Bunkamura, situé dans le quartier de Shibuya (jusqu’au 6 mai). Elle ira ensuite au musée national d’art moderne de Kyoto (du 20 mai au 21 juillet). L’expo est à peu près identique à celle que nous avions organisée lors de l’ouverture de la Cinémathèque française, fin septembre 2005, rue de Bercy. Celle de Tokyo présente davantage de toiles de Pierre-Auguste Renoir, une cinquantaine en tout, dont le portrait de Jean Renoir bébé (1894, pastel sur papier, provenant d’une collection privée new-yorkaise). Ou encore ce tableau intitulé Champ de bananiers peint par Renoir en 1881 lors d’un séjour en Algérie, provenant du musée d’Orsay, qui voisine à côté d’un extrait du Fleuve de Jean Renoir. Le montage, côte à côte, est saisissant. Il y avait foule vendredi, lors de l’inauguration. Dont beaucoup de journalistes. Et l’on peut parier sur un succès, les Japonais étant friands de peinture impressionniste. Dans le métro, les affiches sont nombreuses montrant côte à côte Sylvia Bataille sur la balançoire dans Une partie de campagne, et Danse à la campagne, un tableau de Pierre-Auguste Renoir.

RenoirJean Renoir est assez connu au Japon. Une rétrospective complète avait eu lieu en 1996 au National Film Center, la cinémathèque nationale japonaise. Énorme succès. Depuis, un grand nombre de films ont été édités en DVD. À l’occasion de l’exposition Renoir/Renoir, L’Institut franco-japonais de Tokyo et le National Film Center ont uni leurs efforts pour programmer la plupart des films de Renoir. Hier, samedi, présentation de La Bête humaine suivie d’une discussion avec M. Shiguéhiko Hasumi et le cinéaste Kiyoshi Kurosawa. M. Hasumi est ancien professeur à l’université de Tokyo, dont il fut également le doyen. Traducteur de Flaubert, entre autres, grand connaisseur de la littérature française, cinéphile et érudit, il anima avec douceur et maîtrise une discussion assez passionnante sur le film. Comme souvent chez Renoir, la dimension expérimentale est importante dans La Bête humaine. Rappelons que ce film était une commande de Raymond Hakim, qui produisit entre autres : Casque d’or de Jacques Becker, Thérèse Raquin de Marcel Carné, Plein soleil de René Clément, Eva de Joseph Losey ou encore Belle de jour de Luis Bunuel. Renoir raconte qu’il accepta la commande parce que Jean Gabin le lui demanda. N’ayant pas lu le roman de Zola, il se mit dare-dare au travail et, en douze jours, écrivit l’adaptation. Mais ce qui lui plut avant tout, ce fut d’apprendre à conduire une locomotive. Ce que fit Gabin également pour être crédible dans le personnage de Jacques Lantier. Les premières minutes de La Bête humaine sont magistrales, où l’on voit Gabin et Carette conduire leur loco surnommée la « Lison » : bruits, gestes, regards, la dimension « industrielle » du film jaillit, hymne esthétique à la gloire des machines. Pulsion de la machine. Et machine de pulsion, sur laquelle repose tout le film. Rarement Renoir aura vu le monde de manière aussi noire, aussi sombre. Le personnage de Lantier est habité par une puissance de mort, destructrice. C’est plus fort que lui, question d’hérédité (l’alcool). On se souvient de cette scène où Gabin rend visite à sa marraine à la campagne. Belle lumière, à la Renoir père. Bord d’une rivière où Lantier rejoint Fleure (Blanchette Brunoy), jolie blonde pulpeuse. Il la prend dans ses bras, la gosse a grandi, il la force en l’embrassant. Elle résiste puis se donne à ses lèvres. Soudain Lantier, saisi par une pulsion de mort, tente d’étrangler la jeune femme, jusqu’à ce que le bruit étourdissant d’un train qui passe ne le rende à la réalité. Ce qui est beau chez Renoir, c’est le basculement, le moment où ça chavire. Comment on passe d’un monde lumineux, harmonieux, à un monde en crise, secoué par le drame. Ici par le crime. Car le crime est le thème central dans La Bête humaine : on sait qui a tué (Roubaud, le mari de Simone Simon, interprété par Fernand Ledoux), mais cette place du criminel reste à attribuer. Cabuche ? Le personnage joué par Jean Renoir lui-même, sorte de demeuré qui a tout du fou criminel. Ou Lantier…

Discussion avec des amis Français et Japonais. Le cinéma français est en recul au Japon. La Môme a assez bien marché, 400.000 spectateurs, mais cela ne couvre pas les frais de distribution. Un Oscar aiderait à relancer la carrière du film. Lady Chatterley n’a réuni que 10.000 spectateurs nippons. En mars prochain, Unifrance organise son festival annuel, dans un multiplexe. Sophie Marceau en sera la marraine – les Japonais apprécient énormément l’actrice. Une rétrospective sera consacrée à Jacques Rivette, pour accompagner la sortie de son dernier film, Ne touchez pas à la hache. Mais Rivette ne se déplace jamais. Alors, on attend avec impatience Bulle Ogier qui, elle, fera le voyage…

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