Archive pour le 28.02.2008

Algérie, histoires à ne pas dire

jeudi 28 février 2008

Hier soir, j’avais le plaisir d’accompagner le cinéaste Jean-Pierre Lledo au Reflet Médicis, rue Champollion, pour une soirée autour de son nouveau film sorti le jour même : Algérie, histoires à ne pas dire. Présentation, puis débat après la projection d’un film qui dure 2h40, pendant lequel on n’entend pas une mouche voler. Salle comble, public attentif, concerné, motivé, ému. Mais, dès que le débat commence, la salle est en folie : on s’invective, on ne s’écoute plus, l’on s’interrompt ou l’on s’indigne du fait que le film ne parle pas de la Kabylie ou des Berbères… La grande majorité des spectateurs disent leur émotion et remercient le cinéaste pour son courage et son honnêteté. D’autres moins nombreux sont visiblement venus non pour voir le film tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Etonnant d’être devant un public qui, plus de quatre décennies après les événements liés à l’Indépendance de l’Algérie, ne s’est pas encore réconcilié avec l’Histoire. Son histoire.

Cette passion qui est au rendez-vous du film est à mettre au crédit de Jean-Pierre Lledo. Ce dernier a en effet l’audace de revenir sur la guerre d’Algérie, non par la (grande) porte officielle mais par celle plus étroite mais ô combien plus juste et émouvante des gens qu’il a décidé de filmer, de rencontrer, de faire parler. Les Algériens que l’on découvre dans ce film n’ont pas la parole dans leur propre pays. Lorsqu’ils la prennent, c’est pour ne plus la rendre, tellement leur frustration est grande. Aziz, agronome à Skikda (ex-Philippeville), Katiba, animatrice de radio à Alger ou Kheïreddine, jeune metteur en scène de théâtre qui vit à Oran et qui interroge les anciens sur cette journée historique du 5 juillet 1962. Parmi lesquels Tchi-Tchi, personnage bouleversant. La vérité officielle ne recouvre pas exactement la leur. La parole qui se dit là, libre, mouvementée, chahutée et ballottée par l’Histoire, ou par des retrouvailles souvent douloureuses avivant les plaies familiales, cette parole-là est essentielle. Nous n’avons pas souvent l’occasion ou la chance de l’entendre venant d’Algérie. C’est ce qui fait le prix et l’importance du film de J-P. Lledo, à voir coûte que coûte.

De film en film, Jean-Pierre Lledo revient sur un thème qui lui tient à cœur : cette idée que l’Algérie, avant l’Indépendance conquise de haute lutte le 5 juillet 1962, était une terre de paix où les différentes communautés, espagnoles, maltaises, juives, italiennes et autres, et toutes les religions, vivaient en harmonie. Lui-même d’origine espagnol, tout en clamant son identité algérienne, Lledo se veut le témoin, sinon nostalgique du moins mélancolique de cette période bénie. Entre-temps, l’Histoire a passé. Et elle a fait des ravages. Attentats, crimes de l’OAS, massacres, luttes violentes pour conquérir une Indépendance méritée, justifiée. Mais à quel prix ? C’est la question qu’ose poser le film, faits ou témoignages à l’appui. Les communautés sont parties, dans les conditions que l’on sait, en juillet 1962. Exil massif, laissant le pays face à sa propre histoire. Sentiment d’une absence : où sont-ils partis ? Aurions-nous pu vivre ensemble, une fois l’Indépendance conquise ? Impossible de répondre à une telle question.

Très différents les uns des autres, les personnages du film de Lledo, filmés à Skikda, Alger, Oran ou Constantine, sont des témoins occasionnels, subjectifs et passionnés, qui ont vécu les événements et leur donnent une interprétation à hauteur d’homme. Algérie du passé, Algérie d’aujourd’hui, le choc est frontal, vibrant et passionnant. Katiba revisitant la Casbah d’Alger où elle a grandi, retournant à Bab El Oued dans sa rue natale, se fait apostropher par un jeune du quartier : « Ta réalité n’est pas la mienne, tu appartiens au passé, notre réalité est plus importante… Tu dois vivre notre réalité ! ». Violence à fleur de peau, mémoire qui ne tisse aucun fil… Coproduit par l’ENTV (Télévision algérienne), Algérie, histoires à ne pas dire est pour le moment dans un placard. Peut-on parler de censure officielle ? Plusieurs avant-premières, au cours des derniers mois, ont été annulées. Et la Télévision algérienne n’a visiblement pas l’intention de diffuser le film. Est-ce à dire qu’il est encore des choses qu’il ne faut pas dire en Algérie, en 2008 ?

Pour plus de renseignements sur le film, consulter le site : www.algeriehistoiresanepasdire.com

Vendredi 29 février, Jean-Pierre Lledo sera présent au Reflet-Médicis pour un débat après la projection de 20 heures.