Archive pour le 27.10.2008

En souvenir de Jacques Doniol-Valcroze

lundi 27 octobre 2008

Jeudi dernier, Nicole Berckmans-Doniol-Valcroze est venue m’interviewer à propos de son défunt mari, Jacques Doniol-Valcroze. Monteuse et réalisatrice, elle entreprend un documentaire sur cet homme disparu le 6 octobre 1989, et malheureusement oublié.

Doniol est mort dans des conditions à peine croyables, alors qu’il assistait à la projection d’un film de télévision dans le cadre du FIPA (festival de télévision, dont il était cette année-là le président du jury). La scène se déroule à Cannes dans la salle où se tient chaque année en mai le Festival de Cannes. Le film qu’il est en train de regarder, avant de succomber à une rupture d’anévrisme, est réalisé par Serge Leroy, Une saison de feuilles. Jacques Doniol-Valcroze y interprétait, aux côtés de Delphine Seyrig et Evelyne Bouix, le rôle d’un réalisateur… C’est à ne pas y croire : mourir en regardant un film dans lequel on joue soi-même le rôle d’un cinéaste, alors qu’on a longtemps été critique de cinéma (rappelons que Doniol-Valcroze fonda en 1951 les Cahiers du cinéma avec son ami André Bazin), puis réalisateur, relève de la fiction pure. Ou de la mise en abyme. C’est pourtant la vérité. Doniol n’avait que soixante-neuf ans.

Si Nicole Berckmans est venue m’interroger, c’est pour que je lui parle du Doniol-Valcroze que j’ai connu, il y a plus de trente ans, lorsque je faisais mes débuts comme critique et rédacteur aux Cahiers du cinéma. C’était en 1974. Fin de la période dite maoïste des Cahiers du cinéma. C’est une chance que j’ai pu connaître Jacques, qui n’aurait jamais dû être encore là. Quoique n’écrivant plus depuis des années, il était encore gérant et directeur de la publication. Tout le paradoxe, disons la dimension comique de la période la plus mouvementée, la plus radicale, la plus absurde aussi de cette revue, c’est que Doniol en ait encore été le gérant. « Si quelqu’un doit aller en prison, disait-il, en cas de plaintes ou de litiges, je préfère que ce soit moi ». Jacques avait un incroyable sens de l’humour et de la dérision.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut remonter à la séquence précédente, celle qui, en octobre 1969, amène à un conflit ouvert entre la rédaction des Cahiers et le propriétaire, Daniel Filipacchi. Ce dernier, n’étant plus d’accord avec l’orientation rédactionnelle, décide de « faire grève », empêchant la parution du mensuel. Branle-bas de combat. Truffaut et Doniol mobilisent leurs amis et rachètent le titre à Filipacchi. La revue ne paraît pas entre novembre 69 et mars 70. Lorsque la revue paraît à nouveau, en mars 70, Doniol en est le directeur de la publication. Et il va le rester jusqu’en octobre 1978, date à laquelle nous lui avons succédé, Serge Daney et moi. Durant presque toutes ces années soixante-dix, il a continué d’assumer son rôle, protégeant en quelque sorte la revue contre elle-même, et contre ses dérives ultra gauchistes, alors qu’il n’en partageait aucun des partis pris.    

Il y a là une part d’insouciance, à n’en pas douter. J’y vois davantage le sens de la continuité et la fidélité aux origines.

C’est lui, Doniol, qui avait inventé le titre Cahiers du cinéma ; il nous avait d’ailleurs dit que cela n’avait emballé personne, à l’origine. Extraits de son journal :

Moi : Je propose : « Cahiers du cinéma ».

Bazin : Hum…

Keigel : Pourquoi : cahiers ?

Moi : Pourquoi pas ?

Keigel : C’est un truc d’écolier, pas un titre de journal.

Moi : Un cahier, c’est un assemblage de feuilles de papier réunies ensemble. Eh bien, nous, nous réunirons des feuilles sur le cinéma.

Bazin : Hum… évidemment, ce n’est pas un titre répandu.

Moi : Il y a eu les « Cahiers de la Pléiade » à la NRF.

Bazin : Il y a eu les « Cahiers de la Quinzaine » de Péguy.

Keigel : Ah…

Moi : Alors ?

Keigel : Non. Ce n’est pas une bonne idée. Désolé.

Bazin : Je ne suis pas chaud, chaud. Je me demande si… si « Cinématographe » n’est pas mieux.

Keigel : Ça fait scientifique… Pas commode à vendre.

Moi : Donc, vous refusez « Cahiers ».

Bazin : Ben… écoute, Jacques, on va réfléchir, en parler à Lo (Duca)… On a encore quelques jours…

Fin du dialogue. On en est là ».

Doniol partagea avec Bazin la responsabilité éditoriale. Davantage que Bazin, car celui-ci était souvent contraint d’aller soigner en sanatorium du fait de sa santé fragile. Et puis, les « Jeunes Turcs » sont arrivés, les Truffaut, Godard, Rivette et autres. Doniol fut sans doute désarçonné, décontenancé, agacé, par les partis pris critiques de la nouvelle génération. Né en 1920, il avait fait ses humanités – études de droit. Famille bourgeoise et protestante, culture littéraire qui le pousse à devenir écrivain. Un roman parut en 1955 chez Denoël : Les portes du Baptistère, qu’il dédie à son parrain, Philippe Fauré-Frémiet, philosophe et fils du compositeur Gabriel Fauré.  Auparavant, Doniol travaille aux côtés de Jean George Auriol à La Revue du cinéma, publiée par Gaston Gallimard. Auriol meurt lors d’un accident de voiture en 1948. C’est la fin de La Revue du cinéma. Doniol fréquente le Festival du Film Maudit créé à Biarritz par Cocteau, René Clément, Bazin et quelques autres. C’est sans doute là qu’il rencontre pour la première fois le jeune Truffaut, dix-huit ans à peine, protégé par Bazin. Quelques mois plus tard, en avril 1951 paraît le premier numéro des Cahiers, là où La revue du cinéma avait laissé un vide. Doniol et Bazin codirigent la revue. Deux ans plus tard, ils décident d’un commun accord de ne pas faire paraître le brûlot écrit par Truffaut : Une certaine tendance du cinéma français. Ils le jugent trop sévère envers des cinéastes considérés comme amis ou proches des Cahiers tels René Clément, Jean Grémillon ou Yves Allégret. Le texte demeure plusieurs mois dans un tiroir. Jusqu’à ce qu’il paraisse en janvier 1954, créant un choc critique absolument inédit.

Si l’on se reporte à ces Cahiers du cinéma de janvier 1954 (n° 31), il est bon de relire l’éditorial, non signé mais qui, à coup sûr, reflète la position et le style de Jacques Doniol-Valcroze (lequel fait paraître en ouverture de ce même numéro un long texte intitulé Déshabilla
ge d’une petite bourgeoise sentimentale
, consacré à l‘image timoré de la femme dans le cinéma français). Que dit cet éditorial ? Il dit exactement ceci : « On nous accusera peut-être d’injustice ou de lèse-majesté à l’égard de certains des artisans les plus réputés du cinéma. Et certes, il y a toujours quelque injustice à mettre en jugement le « travail » des autres. C’est pourquoi nous n’entendons pas déprécier ce « travail » ou méconnaître le talent mais, en prenant quelque altitude, connaître des intentions et peser les influences.

Nous acceptons volontiers de voir récuser la forme pamphlétaire de certaines appréciations mais nous espérons qu’au-delà du ton, qui n’engage que les auteurs, et en dépit peut-être de tels jugements particuliers, toujours individuellement contestables et sur lesquels nous sommes loin d’être tous en accord, on reconnaîtra au moins une orientation critique, mieux : le point de convergence théorique qui est le nôtre. »

Doniol-Valcroze sera plus précis, des années plus tard, et surtout plus lucide. Quoique en désaccord avec le texte de Truffaut, il décide avec Bazin de le faire paraître, conscient que ce texte serait décisif pour l’avenir des Cahiers. Toute la position de Doniol-Valcroze se résume là. Tout en n’étant pas d’accord, il assume. Et il permet. Cela lui compliquera la vie, mais il sait que le tournant polémique que prend dès lors la revue la sauve du même coup, en lui assurant un meilleur avenir commercial. Cela n’est pas entièrement de son goût, lui, l’homme cultivé et courtois, en un mot stendhalien ; mais il couvre et va couvrir tout au long de ces années tumultueuses le nouveau courant critique des Cahiers du cinéma.

En 1989, à la mort de Doniol, Eric Rohmer écrivit un beau texte, juste et élégant. Je le cite (Cahiers du cinéma n°425, novembre 1989): « Il avait un vrai talent de diplomate, et aurait pu faire une belle carrière, dans la Carrière avec un grand C, comme Gary ou Régis-Bastide. Il avait toutes les qualités requises : une extrême politesse, une extrême distinction, un art de concilier. Si j’emploie le mot diplomate, c’est sans connotation péjorative : il n’y avait rien de rusé ni d’hypocrite chez lui. Cette tolérance faisait qu’il savait parler aux gens, elle lui permettait d’aimer des choses très différentes de lui. Son ami Pierre Kast, avec qui il partageait beaucoup d’idées, était plus dogmatique. Il avait une très grande amitié pour Truffaut, ainsi que pour Godard dont, je crois, il connaissait la famille.

Diplomate et courtois, élégant et plein d’humour, généreux et gros travailleur (durant des années, c’est lui qui fabriquait les Cahiers, avec l’aide de sa première femme, Lydie Mahias), écrivain au style stendhalien, cinéaste (L’Eau à la bouche, Le Viol, La Dénonciation, La Maison des Bories ou encore L’Homme au cerveau greffé), et homme de télévision, acteur dans de nombreux films (chez Kast et Robbe-Grillet, entre autres), signataire du « Manifeste des 121 » pendant la Guerre d’Algérie, mendésiste sur le plan des idées politiques, défenseur de Langlois, fondateur en 1968 de la SRF et l’année suivante de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, Jacques Doniol-Valcroze était un véritable honnête homme. Ce qu’il a fait tout au long de sa vie mérite d’être redécouvert. J’ai eu la chance de le connaître et de l’apprécier. Plus que ça : je l’ai aimé.