Archive pour le 15.01.2011

À mes amis tunisiens

samedi 15 janvier 2011

Il y a maintes façons d’être touché par les événements qui se déroulent en Tunisie. J’aimerais dire en quelques lignes en quoi cela me concerne. Le scénario politique tunisien est totalement inédit et imprévisible. En effet, personne ne pouvait imaginer qu’un régime installé depuis plus de deux décennies, fondé sur l’ordre, la censure et la peur, s’écroulerait aussi vite et de cette manière, sous la pression de la rue et de la société civile. L’homme qui incarnait le pouvoir dans toute sa puissance, puissance familiale, économique, policière et féodale, n’a pas demandé son reste et s’est enfui hier, dans la précipitation la plus totale. La Tunisie, que l’on croyait résignée, inféodée à ce pouvoir omniprésent et omnipotent, s’est révoltée. Elle l’a fait avec courage et persévérance. En moins d’un mois, cette révolte a pris la vitesse de l’éclair. Tout est parti d’un acte insensé, l’immolation de ce jeune vendeur de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre à Sidi Bouzid. Mort le 5 janvier, ce jeune homme était diplômé, au chômage, en butte à la répression policière. Comme dans une pièce de Brecht. Il ne verra jamais le cours nouveau des choses, mais son acte de désespoir, son sacrifice, aura valeur historique.

Je suis né en Tunisie, j’y ai vécu toute mon enfance. La Tunisie est le pays de mon enfance. L’école primaire, puis les deux premières années de lycée, la plage, le ciné-club où mes parents allaient, ma fréquentation hebdomadaire du cinéma : les westerns, les films avec Jerry Lewis, les péplums de la fin des années 50… Durant l’été 1962, lorsque nous quittâmes le port de Tunis par bateau, je me suis endormi pendant toute la traversée jusqu’à Marseille. Mes parents étaient inquiets. Je m’étais comme absenté du monde, mis entre parenthèse. J’ai vécu ce passage entre deux mondes en m’endormant, pour ne pas le vivre. Je me suis retrouvé à Grenoble, où j’ai vécu les dix années suivantes. Régulièrement, je suis retourné en Tunisie, moins pour des vacances que pour répondre à des invitations amicales : présenter des films, faire partie d’un jury, animer des séminaires.

Lorsque mes parents sont morts, ma mère en 1998, mon père en 2005, nous avons, avec mon frère et mes deux sœurs, été répandre leurs cendres à Sousse, notre ville natale. Cela nous semblait naturel : revenir là d’où nous sommes, pour y laisser les traces éphémères de nos parents. C’est dire l’attachement personnel et familial à ce pays, et à cette ville où nous sommes nés.

Chaque fois que je reviens en Tunisie, c’est toujours avec un peu d’exaltation, de vibration sentimentale. Que vais-je y reconnaître de mon enfance ? La dernière fois, peu après la mort de mon père, j’ai revisité l’école maternelle où ma mère était institutrice et où nous habitions. Discrètement, j’ai pris quelques poignées des cendres de mon père pour les répandre dans la cour de cette école de mon enfance, devenue récemment une école des Beaux-Arts. Une fois encore, j’ai osé demander à visiter l’appartement que nous occupions dans mon enfance et qui surmontait la grande cour ; je suis retourné sur la terrasse d’où, enfant, j’aimais timidement me montrer, voyant les fillettes tunisiennes lever leurs yeux jusqu’à moi en riant et criant : « Oh, le fils de la maîtresse ! ». Enfance heureuse et douce, insouciante. L’odeur du jasmin.

Il y a chez les Tunisiens, je veux parler de mes nombreux amis là-bas, cette douceur et cette joie de vivre, cette manière de vivre profondément pacifique. Les dernières fois où je les ai revus à Tunis, j’ai ressenti comme une profonde résignation : c’était comme s’ils avaient intégré dans leur tête ou dans leur esprit la loi du silence imposée par le régime policier de Ben Ali. J’ai une pensée toute spéciale pour les cinéastes tunisiens, qui n’ont jamais renoncé à faire leurs films, en dépit des difficultés multiples, non seulement économiques mais liées à la censure. Nouri Bouzid, combattif et courageux, rugueux (L’Homme de cendres, Les Sabots d’or, Bezness, Making of, le dernier film), Taieb Louhichi (Layla, La Danse du vent), Mahmoud Ben Mahmoud (son premier film, Traversées, réalisé en 1983, avait marqué une date dans l’histoire du cinéma tunisien moderne ; Poussière de diamant, Les Siestes Grenadine), Ridha Béhi (Soleil des hyènes, Les Hirondelles ne meurent jamais à Jérusalem, The Magic Box), Nacer Khemir, cinéaste et conteur, poète (Les Baliseurs du désert, Le Collier perdu de la Colombe), Férid Boughedir, facétieux et intelligent, rusé (Halfaouine, Un été à la Goulette), Mohamed Zran (Essaïda, Le Prince, ses films documentaires : Le Chant du millénaire, Being Here), et bien sûr Moufida Tlati, la réalisatrice des Silences du palais et de La Saison des hommes. Je pense à Nadia El Fani, qui vit à Paris, cinéaste et documentariste, mais aussi militante féministe très battante, dont nous avions montré en avant-première à la Cinémathèque il y a deux ans le beau film qu’elle avait réalisé sur son père, Ouled Lénine (« Les enfants de Lénine »), militant communiste tunisien. Je pense aussi à Dora Bouchoucha, productrice indépendante et infatigable organisatrice des Journées Cinématographiques de Carthage, obsédée par la formation des scénaristes des pays du Sud (elle préside cette année le Fonds Sud), à mon ami Tahar Chikhaoui, enseignant de cinéma à l’Université de Tunis et critique de cinéma, un homme doux et intelligent, très fin, avec qui il est toujours très agréable de parler. Combien de fois avons-nous animé ensemble des stages de formation de jeunes Tunisiens au cinéma ? Car c’est aussi cela, le paradoxe tunisien : l’éducation, la formation, l’apprentissage, le fait que cette jeunesse tunisienne a du goût et est avide de connaissances, parce qu’elle est la plus éduquée de tout le monde arabe. Mais elle connaît le chômage, les difficultés économiques, la censure, les frustrations nées d’un régime qui empêchait jusqu’à hier l’expression libre. Pendant des années, elle a rongé son frein, attendant de pouvoir enfin s’exprimer. Depuis quelques jours, elle le fait à travers internet, les blogs, la rue. Nous ne l’avions pas prévu. Cela ne m’autorise aucunement à faire un commentaire politique – quelle légitimité aurai-je ? Juste l’envie de saluer les cinéastes amis, les critiques, les responsables d’associations culturelles : pour eux la vie va changer. Dans quel sens ? À eux d’en décider. Jusqu’à hier, ils étaient contraints au silence ou à la prudence. Désormais ils vont pouvoir faire la preuve de leur talent et de leur imagination. Librement.