Archive pour le 29.01.2011

Jubilatoire Philippe Katerine

samedi 29 janvier 2011

Mardi dernier, j’ai été à l’avant-première de Je suis un no man’s land, de Thierry Jousse, à l’Arlequin. J’y allais en ami. On a toujours un peu peur d’aller voir le film d’un ami. Peur d’être déçu, de ne savoir quoi dire. Je connais Thierry Jousse depuis plus de vingt ans. Il a été un critique de cinéma fin et intelligent, subtil, jamais dogmatique. Sans ornières, il a toujours su ouvrir des voies nouvelles. Je ne savais rien de son deuxième film, j’y allais à l’aveugle. C’est la meilleure posture : ne rien savoir, et ne croire que ce que l’on voit. J’ai vu et j’ai cru. Je suis un no man’s land m’a épaté par son caractère insolite : à chaque plan, à chaque scène, j’étais en territoire inconnu. On ne devine rien à l’avance, on marche à tâtons, en se guidant à l’aide d’une lampe de poche, dans cette histoire à la fois burlesque et mélancolique. Mené par un personnage désopilant, interprété par Philippe Katerine.

Il y a d’ailleurs, entre le chanteur acteur Philippe Katerine et le personnage du film, une sorte d’équivalence tout à fait originale. Pas de signe égal entre l’acteur et son personnage. Mais une série de nuances infimes. Philippe Katerine est son propre personnage dans le film, un chanteur connu revenant au pays pour constater les dégâts : amitiés trahies, amours abandonnés, parents vieillissant qui se sont habitués à vivre sans lui. En même temps, on se doute bien que le personnage révèle aussi, en partie,  Thierry Jousse lui-même et qu’il est en quelque sorte son double à l’écran. Cette curieuse alchimie, ce mélange indicible où il est rigoureusement impossible de dessiner les frontières entre ce qui appartient à l’acteur, au personnage et au cinéaste, participe beaucoup au plaisir que l’on prend. Rien n’est jamais appuyé, tout est dit et non dit, et il revient au spectateur d’ajouter les lettres, les mots ou les images, qui ne figurent pas de manière explicite dans le film. Comme dans La Roue de la fortune. Je suis un no man’s land est donc un film participatif où le spectateur joue un grand rôle.

Philippe Katerine n’est pas un acteur comme les autres. Son jeu repose davantage sur le silence (avec des moues, des mimiques, des regards) que sur la parole. Dans le film, il ne doit pas dire plus que quelques phrases. Son jeu tient davantage de son physique, une espèce de gros bébé poilu et joufflu, que de sa diction. C’est un acteur subtilement régressif, qui renvoie à une époque ancienne du cinéma. Katerine invente, avec son corps, son propre langage d’acteur. Jubilatoire. Chaque fois qu’il allume une cigarette, il la fume vraiment, en prenant le temps de le faire. Il occupe physiquement le plan. Et lorsqu’il se sert de la petite boite en métal pour y ranger ses mégots, il le fait comme un enfant, avec un léger sourire qui transparaît sur son visage, parce qu’il se souvient que Sylvie (Julie Depardieu, le soir de leur première rencontre dans la forêt), lui a donné cette boite. C’est comme un souvenir, dans le film, d’une scène précédente. Un tout petit signe d’amour, qui ne trompe pas.

Philippe Katerine est magnifique dans le film. Julie Depardieu, apparition nocturne et poétique, l’est aussi à sa manière. Thierry Jousse a filmé leur rencontre sur le mode poétique et amoureux. A mon avis, cela restera dans l’histoire intime du cinéma français. Le couple des parents est formidable : Aurore Clément, légère et bouleversante (par exemple dans la scène où elle coupe les cheveux et coiffe son grand fils, en lui annonçant avec douceur sa maladie), Jackie Berroyer, plus rugueux mais tout aussi énigmatique, bouleversant.

Au fond, de quoi parle ce film ? De la régression infantile. De ce que chaque être humain, à un moment ou un autre, fait retour sur son enfance, sur les lieux familiaux, avec ce sentiment d’étrangeté qui fait naître la mélancolie. Nous reconnaissons les lieux, les êtres, mais nous ne faisons plus partie du paysage ou de l’image. Nous manquons à notre place, celle qui fût la nôtre et où les autres nous attendent encore. Sauf qu’ils ont fini par ne plus nous y attendre, après nous y avoir longtemps espéré. C’est ce que j’ai ressenti en voyant Je suis un no man’s land, film de provincial (Thierry Jousse est de Nantes), revenant non pas tout auréolé de Paris, mais en quelque sorte en catimini. Comme pour dire : voilà, chers Parents, je fais du Cinéma. Je reviens vers vous, et en chemin je me suis perdu dans mon enfance, dans mes rêves et mes cauchemars. A cet égard, tout le début avec l’étonnante Judith Chemla, qui joue la groupie hystérique, est filmé comme dans un film épouvante. Comment avez-vous vécu sans moi ? La question vaut aussi bien pour les parents que pour le paysage. C’est beau de voir Philippe Katerine errer dans une forêt, et se retrouver comme par miracle devant la ferme de ses parents. A cette question muette du fils, le film apporte une réponse originale : on voit le couple Aurore Clément-Jackie Berroyer amoureux comme au premier jour, au fond pas si ému du retour du fils prodigue. Juste ce qu’il faut. L’émotion affleure, elle ne déborde jamais. Tout en nuance. 

Pipe au bec !

samedi 29 janvier 2011

Il s’est passé quelque chose d’important, la semaine dernière à l’Assemblée nationale. Les députés de la Commission des affaires culturelles ont voté à la quasi unanimité une proposition de loi de Didier Mathus et du groupe SRC (socialistes, radicaux et citoyens), visant à « adopter une approche plus souple » de l’application de la loi Evin, la fameuse loi anti-tabac, « afin de concilier les exigences de la loi votée le 10 janvier 1991 avec la protection de la culture ». Cette proposition de loi sera donc prochainement soumise au parlement.

On se souvient de l’affaire de la pipe de Monsieur Hulot, en 2008, au moment de l’exposition que la Cinémathèque française avait consacrée à Jacques Tati (conçue par Macha Makeïeff, commissaire et scénographe, et Stéphane Goudet). L’affiche montrait Hulot sur son solex, pipe à la bouche, avec derrière lui son neveu. Conçue à partir d’un photogramme de Mon Oncle, l’affiche avait été refusée par Métrobus, la société gérant l’affichage dans le réseau du métro. Nous avions dû gommer cette pipe et la remplacer par un moulinet à vent. Cela avait déclenché débats et polémiques, beaucoup s’indignant que l’on retouche ainsi une image. Hulot et sa pipe, pourrait-on dire, est une image patrimoniale, qui appartient à la légende du personnage créé par Tati. On constate aujourd’hui que cela a eu un effet très positif, puisqu’une loi est en sur le point d’être votée, fondée sur un esprit de tolérance.

D’autres interdictions ou censures récentes sont encore en mémoire. La photographie de Jean-Paul Sartre, prise en 1946 lors d’une répétition au théâtre de La P… respectueuse (photo Lipnitzki), utilisée pour l’affiche et la couverture du catalogue de l’exposition organisée par la Bibliothèque Nationale de France en 2005, à l’occasion du centenaire du philosophe : la cigarette que l’écrivain tenait entre ses doigts avait été gommée. Le timbre à l’effigie d’André Malraux, d’après une photo de Gisèle Freund : la cigarette avait été effacée de la bouche de l’écrivain. Il y a quelques mois encore, l’affiche de Coco avant Chanel, réalisé par Anne Fontaine, interdite de métro du fait qu’Audrey Tautou fumait une cigarette. Censure pure et simple, doublée d’une atteinte au droit moral des auteurs.

M. Mathus a fait valoir que si l’intention de la loi anti-tabac était légitime, elle avait été interprétée de « manière extensive. Au-delà de la publicité sur le tabac, ce sont les œuvres culturelles qui ont été remises en cause », a-t-il précisé. Bien lui en a pris. Car on se doute bien qu’il n’entre aucunement dans ces projets culturels, exposition, timbre ou film, de vanter le tabagisme. Mais l’application d’une loi ne doit pas être rétroactive, et son exercice « légal » ne doit pas s’accomplir au moyen d’un acte contrevenant au droit d’auteur. Nous sommes donc sur le bon chemin : Monsieur Hulot pourra de nouveau  circuler la pipe au bec ! Il nous reste à remercier M. Mathus et les membres de la Commission d’avoir ainsi fait preuve de bon sens et d’intelligence.