Archive pour le 6.02.2012

Ben Gazarra, suave et lucide

lundi 6 février 2012

Aujourd’hui, 6 février, François Truffaut aurait eu 80 ans. Une pensée pour lui. Une bougie même, pour celui qui aimait les flammes…

Ben Gazarra est mort le 3 février, il avait quatre-vingt et un ans. C’était une star pour cinéphiles. Sa longue carrière aurait pu le cantonner dans les innombrables séries de télévision qui ont jalonné sa carrière à New York et à Hollywood. Impossible de les compter tellement il y en eut. Mais il rencontra un jour sur son chemin John Cassavetes, et tout a basculé. Ceux qui ont un peu de mémoire se souviennent l’avoir vu dans un rôle secondaire mais inoubliable dans Autopsie d’un meurtre de Otto Preminger en 1959, aux côtés du grand Jimmy Stewart et de la belle et mystérieuse Lee Remick. Mais c’est avec Husbands de John Cassavetes que Ben Gazarra devint inoubliable, avec ses deux acolytes : Peter Falk et John Cassavetes himself. Puis ce sera The Killing of a Chinese Bookie (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976), avec Seymour Cassel, un autre de la bande à Cassavetes. Ensuite, Opening Night en 1977, avec Gena Rowlands et John Cassavetes – le couple à la vie et sur l’écran. Autant de bides sur le marché américain, mais qui suscitèrent l’adhésion et l’enthousiasme de la critique en Europe et d’une partie du public.

Lors de mon premier voyage aux Etats-Unis durant l’été 1978, Truffaut m’avait confié une enveloppe pour sa fille aînée, Laura, qui faisait ses études à Berkeley. J’étais logé chez Tom Luddy, alors directeur du Pacific Film Archives. Truffaut m’avait dit : si vous passez par Los Angeles, faites-moi signe. Nous nous étions retrouvés, un dimanche après-midi, lors d’une party chez une amie française, Florence Dauman, installée à cette époque en Californie. Truffaut ne parlait pas beaucoup, il regardait les deux jolies personnes qui m’accompagnaient. Et il m’intimidait. Je ne sais pas pourquoi j’écris cela, juste pour parler de François Truffaut, le jour de son anniversaire.

Durant mon séjour à L.A., j’ai aussi eu un rendez-vous avec Peter Bogdanovich, alors au faîte de sa gloire. Il vivait dans une somptueuse demeure à Bel Air, quartier ultra chic de Hollywood. Bogdanovich m’avait montré sur sa table de montage le film qu’il était en train de terminer, Saint-Jack (Jack le Magnifique), tourné à Singapour. Robby Muller, le chef opérateur de Wim Wenders, assurait la photographie, et l’ami Pierre Cottrell était directeur de production du film. J’avais beaucoup aimé Saint-Jack, sortie en catimini, devenu depuis un film rare, quasi introuvable.  Je ne me souviens plus comment, mais je me suis retrouvé aux côtés de Ben Gazarra, nous avions lié une amitié, et lors de son passage à Paris, quelques mois plus tard, je l’avais emmené dîner à la Closerie des Lilas. L’homme était charmant, parlait peu, regard souriant, amical. Il dégageait quelque chose d’étrange, comme dans les films de Cassavetes, comme s’il esquivait la violence, jouant sur le langage, et sur les silences. Il joue également dans cet autre film de Peter Bogdanovih, They All Laughed (Tout le monde riait), que nous avions défendu aux Cahiers du cinéma. La carrière de Peter Bogdanovich allait sur son déclin, du fait de l’échec commercial de ses derniers films, et lui faisait ses meilleurs films. C’est le paradoxe hollywoodien typique. John Cassavetes connut des difficultés semblables, encore plus grandes même, ses films ne tenaient pas plus d’une semaine à l’affiche dans des salles de seconde catégorie. Lorsqu’il montait une pièce de théâtre à Los Angeles, la foule ne se précipitait guère. De quoi nourrir l’amertume de cet immense artiste. Il y avait heureusement l’Europe, où il était adulé. Marco Ferreri, le grand Ferreri, dirigea Ben Gazarra dans Conte de la folie ordinaire, d’après Charles Bukowski, avec la belle Ornella Muti. C’était en 1981. Beau film sur lequel j’avais écrit un long texte dans les Cahiers du cinéma. J’ai toujours aimé Ferreri, même ses films les moins réussis. Il sentait mieux que personne une époque, le désenchantement d’une époque. Notre mélancolie. C’est un cinéaste tombé dans le creux de l’histoire, à réhabiliter d’urgence. Je ne sais plus ce qu’a fait ensuite Ben Gazarra. Il a sans doute repris le chemin des films de série B, ou les séries télévisées. N’empêche qu’il a incarné, pendant toute une époque, ce qui nous fascinait le plus dans le cinéma américain – celui de John Cassavetes. Les marginaux lucides et désespérés, à la voix et au regard suaves. Nous l’avons tant aimé.