Archive pour le 26.11.2007

Georges Franju, connu et méconnu

lundi 26 novembre 2007

La sortie d’un double DVD Georges Franju, dans la collection « Deux films de » que l’on doit aux Cahiers du cinéma (chez Why Not Éditions), offre la possibilité de revoir enfin Judex, réalisé en 1963 par le co-fondateur de la Cinémathèque française (1). La qualité technique du DVD (magnifique noir et blanc issu d’un négatif bien conservé) pourrait et devrait contribuer grandement à ce que les cinéphiles redécouvrent ce beau film qui a du style, marqué par l’élégance, l’humour et le décalage onirique, à mi-chemin, comme souvent chez Franju, entre le fantastique et le rêve. Le scénario de Judex, remake du film de Feuillade réalisé en 1916, fut co-écrit par Jacques Champreux (petit-fils de Louis Feuillade) et Francis Lacassin, un des meilleurs spécialistes au monde du cinéma des premiers temps, mais aussi de littérature fantastique, de la bande dessinée et du roman policier. Au moment où le cinéma français est en pleine Nouvelle Vague, Franju et ses deux complices font un détour par le cinéma populaire et feuilletonesque des années dix, s’amusent à en copier les effets, tout en jouant sur d’infimes décalages créant des effets assez comiques.

Samedi après-midi, il y avait du monde à la Cinémathèque pour revoir sur grand écran le film de Franju. Celui-ci est mort en 1987, il y a tout juste vingt ans. Sa carrière a connu des hauts – la période où il réalise coup sur coup, entre 1959 et 1964 : La Tête contre les murs, Les Yeux sans visage, Pleins feux sur l’assassin, Thérèse Desqueyroux, Judex et Thomas l’Imposteur – et des bas. Des hauts, et trop de bas. Si bien que Franju est aujourd’hui un peu oublié, délaissé. Sa carrière a fléchi, les producteurs ne lui ont plus fait confiance, il a ensuite réalisé quelques téléfilms, mais l’essentiel de son œuvre était derrière lui, si l’on excepte La Faute de l’abbé Mouret, réalisé en 1970. Franju fait partie de ces cinéastes qui, tel Jean Grémillon, sont sans cesse à réhabiliter. L’histoire officielle du cinéma les oublie. Même Jacques Lourcelles a la dent (beaucoup trop) dure, lorsqu’il écrit dans son Dictionnaire du cinéma que « le passage de Franju au long métrage fut une grande perte pour le cinéma français. (2)»

Ce qui est beau dans Judex, c’est évidemment le « à la manière de… ». Jacques Champreux, présent samedi à la Cinémathèque aux côtés d’Edith Scob et de Francine Bergé (toutes deux jouent dans Judex) pour parler de Franju, disait que le vrai désir du cinéaste eût été de refaire un Fantômas. Admirateur de Feuillade, Franju aime les ouvertures à l’iris, le noir et blanc très tranché, les ambiances diurnes, les déguisements (un moment de pure beauté que celui où Francine Bergé, déguisée en nonne, se déshabille pour paraître en collant noir telle Musidora : il paraît que la Centrale Catholique, à la sortie du film, s’en était fort émue), le récit d’aventure où se mêlent la magie, la féerie, le fantastique et l’art forain. Judex est un vrai régal, à condition d’accepter ces décalages, ce pêle-mêle stylistique, et la structure feuilletonesque qui renvoie au cinéma de Feuillade.

Il y a des moments de pure beauté dans le film. Exemple : ce plan où un des chiens de la propriété du banquier Favraux pose sa grosse patte sur le corps évanoui d’Edith Scob, pour la protéger des deux personnes qui tentent de l’enlever, fait penser à ces belles gravures du XIXème. La scène où trois hommes en noir de la bande à Judex escaladent le mur d’un immeuble est incroyable (les créateurs de Batman s’en sont peut-être inspirés). De même, l’apparition magique de Sylva Koscina, toute de blanc vêtue, en opposition à Francine Bergé habillée en Musidora, scelle la rencontre du film avec l’univers du cirque. Mais la plus belle scène de Judex est celle du bal que donne le banquier Favraux (Michel Vitold), au cours duquel il compte annoncer les fiançailles de sa fille Jacqueline (Edith Scob). Bal costumé où les invités déguisés en oiseaux. Nul doute que Kubrick connaissait le film, et qu’il s’en est inspiré pour réaliser sa scène du bal dans Eyes Wide Shut. Celle de Franju me paraît plus réussie, entre autres grâce à la belle musique de Maurice Jarre, et à l’apparition de Judex faisant sortir de ses foulards de belles colombes blanches. Judex est interprété par Channing Pollock, un vrai magicien. Point fort du film (les tours de magie sont impressionnants) et son point faible. Car Channing Pollock est tout sauf un acteur. Trop figé, visage peu expressif. Mais cette faiblesse ne gêne guère, car à chacune de ses apparitions, vêtu d’une cape noire, un autre personnage du film s’empresse de s’exclamer : Judex ! L’effet, moins de terreur que de séduction, est réussi, l’essentiel étant que ce personnage de légende impressionne les autres. De même, Théo Sarapo, qui interprète le rôle un peu niais de Morales, l’ami de Diana Monti (Francine Bergé), n’est pas à la hauteur. Au fond, ces faiblesses rendent le film touchant, fragile, chancelant. Et du même coup, les scènes les plus réussies n’en sont que plus belles. Samedi, je me suis permis d’évoquer Luis Bunuel, autre cinéaste adepte du surnaturel (ou du surréalisme). Edith Scob (qui joua dans La Voix lactée) confirma cette parenté stylistique ou visuelle. De même, les scènes où le banquier Favraux, enfermé dans une cave dont il ne perçoit pas les issues, filmé par une caméra omniprésente et inquisitrice, renvoient de manière évidente au Mabuse de Fritz Lang.

(1) L’autre film est Nuits rouges, réalisé en 1974.
(2)Dictionnaire du cinéma, Bouquins, Robert Laffont.